Étude de cas: la liberté d’expression sur internet en Inde

Photo de l’utilisateur Wikipedia Legaleagle86. CC BY-SA 3.0

L’apport de dix cerveaux surpasse presque toujours l’apport d’un seul, à condition de collaborer correctement. — Karuna Nundy

Contexte

L’une des affaires relatives aux droits numériques les plus médiatisées en Inde, Singhal v. Union of India, a permis l’invalidation la section 66A de l’Information Technology Act of 2000 (loi sur les technologies de l’information de 2000). Statuée par la Cour suprême de l’Inde, la décision invalide les dispositions d’une loi parlementaire qui permettait aux forces de l’ordre d’arrêter et de sanctionner par une amende les personnes publiant des message is jurieux en ligne. La Cour a également réduit à une forme légale les dispositions de l’Inde en matière d’avis et de retrait, mais a confirmé la capacité du gouvernement à bloquer des sites web par l’intermédiaire des fournisseurs d’accès à Internet, à condition qu’ils donnent les raisons de ce blocage.

Éléments clefs

Nom de l’affaire : Singhal v. Union of India

Tribunal : Cour suprême d’Inde

Date de la décision : 24 mars 2015

Numéro de l’affaire : requête 167 de 2012

Jugement : https://bit.ly/2XhaD6o

Sujet : réglementation relative au contenu des plateformes de réseaux sociaux

Intervenants interviewés

Chinmayi Arun | Directrice générale du Centre for Communication Governance at National Law University Delhi

Raman Chima | Directeur des politiques d’Access Now

Apar Gupta | Avocat

Karuna Nundy | Avocate, Cour Suprême de l’Inde

Sarvjeet Singh | Directeur de programme au Centre pour la gouvernance des communications de l’Université de droit de Delhi

Les faits

L’affaire voit le jour avec la mise à jour du statut Facebook de deux adolescentes. Après la fermeture des transports et des services de la ville de Mumbai pour la préparation des funérailles d’un dirigeant politique de droite, une adolescente critique la décision de la ville sur Facebook. Une plainte est déposée en vertu de la section 66A de la loi sur les technologies de l’information de 2000. La police de Mumbai arrête la jeune fille, ainsi que son ami qui avait « aimé » sa publication sur Facebook.

Ces arrestations attirent l’attention de Shreya Singhal, étudiante en droit indienne de 21 ans, qui estime que la loi enfreint le droit à la liberté d’expression garanti par la Constitution indienne. En Inde, les pcontentieux d’intérêt public autorisent tout individu à s’adresser à une Cour d’appel indienne pour une affaire d’intérêt public. Shreya Singhal dépose alors sa requête auprès de la Cour suprême indienne, demandant l’abrogation de la section 66A de la loi sur les technologies de l’information. Cette section qualifie d’ infraction pénale l’envoi de messages « énervants » à une autre personne. Selon Shreya Singhal, le texte de la loi est imprécis et abusivement utilisé pour censurer des propos innocents. La protection de la loi contre les discours énervants, extrêmement offensants ou menaçants est inconstitutionnellement imprécise et trop largement appliquée.

Les avocats de la People’s Union for Civil Liberties (PUCL), la plus ancienne et la plus grande organisation indienne de défense des libertés civiles et des droits humains, travaillaient déjà sur une requête complète pour contester non seulement l’article 66A, mais aussi la responsabilité des intermédiaires et les règles de blocage des sites Internet. Comme Shreya Singhal décide en premier d’aller devant les tribunaux, ils regroupent leurs arguments et déposent une requête commune. D’autres plaignants commencent également à déposer des recours pour contester d’autres lois, notamment la constitutionnalité de la section 118d de la loi sur la police du Kerala. Cette loi avait été également utilisée par les forces de l’ordre pour arrêter des conférenciers dont les discours en ligne ont été taxés de « gênants » ou « indécents ». Le soutien du public grandit, et beaucoup suivent avec attention les débats au tribunal.

Résultats

Trois ans plus tard, la Cour se range à l’avis des requérants et affirme la valeur de la liberté d’expression et de parole. Elle statue que l’article 66A ne fait aucune distinction « entre la simple discussion ou défense d’un point de vue particulier, pouvant être énervant, gênant ou extrêmement offensant pour certains, et l’incitation par laquelle de tels propos entraînent un lien de causalité imminent avec le trouble à l’ordre public, la sécurité de l’État, etc. » La Cour déclare que l’article 66A est trop imprécis et peut, par conséquent, donner lieu à une forme insidieuse de censure susceptible d’entraîner des effets paralysants et ainsi décourager l’expression de désaccords. Pour les mêmes motifs, le tribunal annule également la section 118d de la loi sur la police du Kerala.

En plus de la section 66A, la Cour statue sur les sections 69A et 79 de la loi sur les technologies de l’information. Selon elle, la section 69A autorise le gouvernement, de façon constitutionnelle, à bloquer des sites Internet et à ordonner la suppression de contenus, car la loi a été conçue de façon très restrictive. La Cour établit également que la section 79, qui permettait au gouvernement de tenir les opérateurs responsables s’ils avaient effectivement connaissance d’une infraction, est constitutionnelle. Cependant, elle clarifie la définition de « connaissance effective » et exige que le gouvernement requière au préalable une ordonnance judiciaire pour demander la suppression de tout contenu. Dans l’ensemble, cette décision est perçue comme un triomphe pour la jurisprudence en matière de liberté d’expression, de la pratique du droit et de l’activisme.

Collaboration

L’affaire suscite un intérêt considérable : près de sept avocats plaident au tribunal, avec le soutien actif de quinze autres. De nombreux instituts de recherche apportent leur contribution et des universitaires communiquent régulièrement avec les avocats pour soutenir la rédaction des requêtes et la préparation des argumentations. Un article indique qu’au total, plus de 90 avocates ont contribué aux requêtes, aux audiences et aux plaidoiries devant la Cour. Si le travail sur les recours obéit à une structure hiérarchique, l’organisation de celui-ci est beaucoup plus collaborative qu’habituellement.  De manière générale, la campagne en dehors de la salle d’audience prend forme sans qu’une organisation ou qu’acteur central ne coordonne la stratégie et les différents acteurs. De nombreux juristes conviennent que les multiples sources de collaborations informelles entre les universitaires, les experts techniques, les journalistes et les organisations de défense ont joué un rôle déterminant dans la décision finale de la Cour.

Les arrestations suscitent également une couverture médiatique de l’affaire, notamment une semaine de diffusion en première partie de soirée à la télévision nationale. Divers groupes ont alors déjà commencé à discuter des arguments susceptibles d’être présentés à la Cour. La requête de Shreya Singhal mobilise des avocats, des défenseurs de la liberté d’expression, des universitaires et des journalistes qui commencent à rédiger leurs propres requêtes. Apar Gupta, un avocat qui a aidé le PUCL à déposer sa requête, déclare que beaucoup préssentaient que l’affaire représentait un tournant pour le développement des droits fondamentaux et civils sur Internet dans le pays.

La requête de Shreya Singhal est suivie par des dépôts d’éléments de la part d’organisations telles que la PUCL, l’Internet and Mobile Association of India et l’ONG Common Cause, ainsi que par le site de critiques de consommateurs MouthShut.com. Bien que d’autres dispositions soient contestées dans la requête de Shreya Singhal et les éléments versés ultérieurement au dossier, elle est rapidement identifiée dans le pays comme « l’affaire de la section 66A » parce que neuf des dix requêtes visent à abroger cette section.

Entre les dizaines d’avocats, la collaboration se déroule de manière informelle. La stratégie et la rédaction des arguments sont dirigées par les avocates de chaque requête. Aucun responsable central ne coordonne les différentes parties, et certains avocats plaidants choisissent de travailler indépendamment. Cela entraîne parfois des frictions : des avocats concurrents s’empressent de déposer leur requête au tribunal ; lors d’audiences des juges rejettent les interventions d’avocates qui répètent des arguments déjà formulés par d’autres. D’autres, cependant, entament des conversations informelles avec des chercheurs et des experts techniques pour évaluer la force et l’intérêt de l’affaire. Karuna Nundy, une éminente avocate de la Cour suprême et du PUCL, se souvient avoir organisé des conférences téléphoniques avec des avocats, des chercheurs et des experts techniques au Centre for Internet & Society (CIS) à Bangalore et au Centre for Communications Governance de l’université nationale de droit de Delhi (CCG). Comme beaucoup d’activistes, Karuna Nundy est une plaideuse aguerrie, mais elle possède moins d’expérience sur les questions de responsabilité des opérateurs ou sur les mécanismes de blocage des sites Internet qui requièrent une compréhension technique.

« J’ai compris que je devais très rapidement acquérir ces connaissances. J’ai pu compter sur mes ressources et mon équipe en cas de question ou pour une aide à la formulation. À partir de 2011, je me suis formée intensivement. Cela m’a apporté de précieux éléments dans cette affaire, et le droit des technologies représente désormais une part importante et courante de ma pratique », explique Karuna Nundy. J’ai compris que je devais très rapidement acquérir ces connaissances. J’ai pu compter sur mes ressources et mon équipe en cas de question ou pour une aide à la formulation. À partir de 2011, je me suis formée intensivement. Cela m’a apporté de précieux éléments dans cette affaire, et le droit des technologies représente désormais une part importante et courante de ma pratique », explique Karuna Nundy. mais aussi

Après plusieurs mois de recherches, de rédaction et de révision au cours desquels Karuna Nundy fait circuler des ébauches parmi son réseau de chercheurs et de militants, le PUCL dépose sa requête devant la Cour suprême. « Ce type de collaboration est rare pour les affaires de la Cour suprême », déclare Maître Nundy. Toutefois, elle insiste sur le fait qu’inviter des intervenants de différents horizons et des experts techniques pour identifier les arguments est essentiel. Ceux-ci rassemblent le point de vue d’experts techniques, de défenseurs de la liberté d’expression mais aussi de groupes de femmes, d’organisations de lutte contre les castes et de défense des droits de l’enfant qui sont les plus touchés par les abus en ligne.

En dehors de la salle d’audience, certains avocats comptent sur le soutien d’autres personnes qui jouent un rôle déterminant dans la tenue de réunions stratégiques entre les parties des différentes disciplines. Raman Jit Singh Chima, conseiller politique et responsable des affaires gouvernementales chez Google au début de l’affaire et ensuite directeur politique d’Access Now, aide les avocats impliqués dans les plaidoiries finales. Il réunit des professionnels du secteur, des fonctionnaires et des avocates pour traiter les questions juridiques, et constate que des articles publiés peuvent étayer certains arguments.

Parallèlement, de grands instituts de recherche comme le CIS et le CCG servent de consultants aux avocats tout au long de l’affaire. Les arguments juridiques présentés dans les requêtes sont étayés par certains documents et recherches universitaires produits par ces organisations. Les instituts de recherche disposent également de la capacité nécessaire pour poursuivre d’autres voies. Le CIS, l’un des premiers acteurs dynamiques dans ce domaine, avait déjà publié des documents de recherche approfondis sur la loi et les règlementations relatives aux technologies de l’information. Il interagit avec le gouvernement et réunit divers acteurs sur la question. Le CCG mène des recherches sur la responsabilité des opérateurs. Ils soumettent leur rapport à la Cour suprême lors des audiences. Sarvjeet Singh, responsable de programme au sein du CCG, est présent à toutes les audiences du tribunal et sert de canal de communication direct entre les avocats et les institutions. Chinmayi Arun, directrice exécutive du CCG, se souvient que ses chercheurs répondaient à des questions juridiques des avocats envoyés v par s par Sarvjeet Singh depuis le tribunal. Ceux qui assistent aux audiences prennent des notes qu’ils transmettent aux avocats à des fins de références et d’archives dans la procédure.

Ces institutions jouent alors un rôle crucial. Alors que l’Académie indienne du droit est relativement jeune, les instituts de recherche fournissent la force de frappe et les ressources nécessaires pour soutenir les avocats. Pour tenir le public informé, les avocats couvrent la procédure en direct via Twitter et fournissent des extraits audio à la sortie du tribunal. Certains avocats plaidants tiennent périodiquement des conférences de presse et transmettent des mises à jour aux principaux organes de presse.

Leçons tirées

À bien des égards, le mouvement bénéficie d’un ensemble de circonstances extérieures favorables. Les deux premiers juges ne connaissaient pas les plateformes de médias sociaux comme Facebook, mais, après rotation, ils sont remplacés par des juges qui saisissent les dangers d’abus liés à une loi qui criminalise les discours offensants en ligne. Le juge R. F. Nariman, ancien Solliciteur général de l’Inde, qui rédige le jugement, maîtrise les technologies numériques et peut suivre les faits de l’affaire. Le système juridique indien permet à plusieurs requérants de déposer des requêtes indépendantes sur une même affaire. Avec autant d’avocats réunis dans la même salle d’audience, les parties organisent naturellement des canaux de communication pour échanger les informations et mettre en commun les ressources. Selon certains, la couverture médiatique a également joué sur l’opinion publique, en cela que les informations sur l’arrestation des deux adolescentes ont suscité un élan de soutien pour les requérants. Shreya Singhal, elle-même née dans une famille d’éminents avocats, dispose de bonnes relations. La communauté des droits numériques en Inde connaît bien les arguments contre la réglementation de la censure d’Internet grâce aux informations fournies régulièrement par les organisations.

Le plus grand défi de l’affaire, de l’avis de beaucoup, provient d’un manque de confiance. De nombreuses affaires en Inde reflètent une structure d’incitation favorisant la concurrence entre les avocats et le travail individualiste. Dans l’affaire Singhal, les parties se sont montrées beaucoup plus collaboratives que d’habitude, mais en raison de la popularité de l’affaire, beaucoup ont été incitées à entrer dans une course au dépôt de requêtes. D’autres avocats renoncent aux relations de travail pour que leur propre contribution se distingue publiquement. Des plaignants individuels et des avocats ont parfois demandé à la presse une publicité qui s’est révélée sans valeur pour le dossier. Ces problèmes ne sont pas propres à l’affaire Singhal et affectent en réalité la plupart des procès en Inde. Néanmoins, le manque de volonté à collaborer engendre les mêmes difficultés.

Concernant les stratégies de dépôt de mémoires, les questions technologiques comme les propos publiés sur des médias étaient simples et donc plus accessibles pour les juges. En revanche, les nuances concernant l’application correcte de la responsabilité des opérateurs en matière de discours en ligne sont plus difficiles à comprendre. Ces questions ont suscité des désaccords entre les avocats sur le fait de savoir s’il était désavantageux d’impliquer les juges à ce propos. Un avocat ne pouvant empêcher les autres parties d’inclure les mêmes arguments dans leurs propres requêtes, ils ont pour la plupart déposé les leurs sans préparation adéquate ni consultation.

En conséquence, les arguments qui n’ont pas été examinés sous de multiples angles, qui n’ont pas reçu le soutien d’une coalition ou qui ont nécessité davantage de recherches ont été sensiblement moins efficaces. Les avocats, insuffisamment préparés pour défendre ces arguments face à la Cour, ont non seulement capitulé devant les questions du juge, mais ont également entravé la possibilité pour d’autres avocates d’aborder les mêmes questions.

D’autres difficultés spécifiques à la collaboration concernent les dynamiques de genre. La plupart des équipes impliquées dans l’affaire se composaient majoritairement d’hommes. Karuna Nundy, la seule femme avocate principale qui plaide dans cette affaire, adopte une approche collaborative pour les propositions faites au nom de son client, et implique des acteurs politiques. « Il était importer de donner une voix à ces acteurs, d’autant plus qu’une affaire portée devant la Cour suprême pèse plus lourd sur la transformation d’une politique en droit », témoigne Karuna Nundy.

Cependant, certains des hommes impliqués dans le domaine des politiques technologiques et du droit semblent considérer cette approche consultative comme un signe de faiblesse et une invitation à affirmer leur supériorité. « Compte-tenu des jeux de pouvoir et du mansplaining, il m’a fallu plus d’énergie pour défendre une manière de travailler collaborative et une prise de décision hiérarchique, deux aspects auxquels j’étais et suis toujours attachée », explique Karuna Nundy. « Il était déconcertant de me faire expliquer des concepts juridiques, y compris sur des questions pour lesquelles j’avais moi-même gagné des affaires au cours de mes 15 ans de pratique », déclare Chinmayi Arun.  « Il serait très utile que les hommes qui ne sont pas habitués à travailler avec les femmes sur un pied d’égalité consentent un petit effort pour apprendre à voir, écouter, valoriser et respecter les femmes en tant qu’expertes et professionnelles. Davantage de ressources et d’expertise ne peut ventue signifier de meilleurs résultats. »

Maître Nundy insiste sur l’importance d’accorder aux femmes le crédit qui leur revient dans les actions collectives et continue à faire participer activement les femmes à son travail, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la salle d’audience. Une philosophie également défendue par Chinmayi Arun qui souligne l’importance d’adopter une approche collaborative à tous les niveaux : « J’ai toujours considéré l’empathie comme la pierre angulaire de la collaboration. Au CCG, nous aimons commencer par savoir ce que nous pouvons offrir, et non ce que nous pouvons prendre. Je dirais que nos collaborations les plus anciennes sont entretenues avec des personnes qui partagent la même approche. La collaboration apporte beaucoup, lorsqu’on y prend part avec l’envie d’apprendre, de se corriger et d’évoluer. »

Finalement, les groupes qui ont surmonté ces difficultés et construit des relations plus durables en ont tiré les fruits par la suite dans des campagnes allant au-delà de l’affaire elle-même. La décision finale d’invalider l’amendement « section  66A » a été prise en grande partie grâce aux importants efforts de collaboration entre les différents acteurs de cette affaire. Le partage d’informations et les réunions régulières ont débouché au fil du temps sur une stratégie pour la planification des pétitions, le renforcement des plaidoiries au tribunal, le débriefing et le renforcement des liens pour de futures campagnes. En fin de compte, l’affaire Singhal a contribué à démontrer que le déroulement des procédures au tribunal s’intègre à une série d’événements et que si ceux-ci sont coordonnés, ils augmentent les chances d’atteindre un objectif final.

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