« Si les organisations qui se consacrent à des actions en justice souhaitent œuvrer pour changer le monde, elles se doivent d’établir des partenariats. Elles doivent rendre des comptes à la communauté et aux individus les plus touchés par le problème qu’elles tentent de résoudre. » – Joo-Hyun Kang, directeur de Communities United for Police Reform
Contexte
L’affaire Floyd v. City of New York est un recours collectif fédéral historique portant sur la méthode de contrôle et de fouille controversée, appelée stop-and-frisk, du département de police de New York. Elle résulte d’une importante collaboration entre de nombreux groupes de la société civile, spécialisés dans les campagnes de plaidoyer et l’aide juridique qui contestaient cette méthode de contrôle et de fouille à caractère racial. En août 2013, une juge fédéral se atue que la ville de New York enfreint à la fois le Quatrième amendement de la Constitution américaine (qui protège les citoyens contre les fouilles et les saisies abusives) et le Quatorzième amendement (qui garantit une protection égale de tous les citoyens en vertu de la loi). En effet, la police arrête systématiquement des personnes innocentes dans la rue sans qu’aucun motif objectif ne permette de les soupçonner d’un quelconque méfait. Le tribunal demande une supervision fédérale pour mener de grandes réformes, y compris l’utilisation de caméras embarquées sur certains officiers en patrouille et la mise en œuvre d’une procédure corrective collective, dont le plan d’action serait imaginé par les parties concernées.
Éléments clefs
Nom de l’affaire : Floyd, et al. v. City of New York, et al
Tribunal : Cour de district des États-Unis, District Sud de New York
Date de décision : 12 août 2013
Numéro de l’affaire : 1:08-cv-01034-SAS-HBP
Jugement : http://bit.ly/2rQl2TC
Sujet : constitutionnalité de la méthode stop-and-frisk pratiquée par la police de New York
Intervenants interviewés
Baher Azmy | Directeur des affaires juridiques, Center for Constitutional Rights
Darius Charney | Avocat principal, Center for Constitutional Rights
Joo-Hyun Kang | Directeur, Communities United for Police Reform
Nahal Zamani | Responsable des programmes de plaidoyer, Center for Constitutional Rights
Les faits
Le terme « stop-and-frisk » décrit la méthode utilisée par les agents de police pour retenir temporairement un individu sur la base d’une suspicion raisonnable de son implication dans une activité criminelle (stop) et pour effectuer une palpation de sécurit (frisk) si l’individu est raisonnablement soupçonné d’être armé et dangereux.
Utilisé par le département de police de New York (NYPD) depuis 50 ans, le « stop-and-frisk » s’intensifie au début des années 1990, notamment au sein des communautés de couleur de la ville de New York. Bien plus d’Afro-Américains et de Latino-Américains que de Blancs sont arrêtés. L’affaire Floyd s’appuie sur une précédente affaire marquante de profilage racial, Daniels, et al. v. City of New York, portée devant la justice en 1999 après le meurtre d’Amadou Diallo, un immigré africain non armé, par l’unité Street Crime du NYPD. Un accord obtenu par le Center for Constitutional Rights (CCR) et d’autres parties avait obligé le département de police à fournir chaque trimestre au CCR les données relatives au stop-and-frisk de 2003 à 2007.
Celles-ci révèlent que le nombre annuel de contrôles effectués par la police de New York a augmenté d’environ 200 % au cours de ces années et que dans 88 % dans cas environ les contrôles ne permettent pas d’établir la preuve d’un délit. Qui plus est, environ 85 % des personnes interpellées sont noires ou hispaniques, alors que seulement 10 % sont blanches.
Lorsque la société civile prend conscience de ce schéma et d’autres infractions aux dispositions du jugement de l’affaire Daniels, le CCR et une équipe de 12 avocats, en concertation avec les groupes new-yorkais qui travaillent sur la responsabilisation de la police, décident de déposer le recours collectif Floyd en 2008. Ils soutiennent que le NYPD cible délibérément les jeunes hommes noirs et hispaniques avec le stop-and-frisk, sans soupçon fondé de comportements criminels. Les plaignants cités dans l’affaire (David Floyd, David Ourlicht, Lalit Clarkson et Deon Dennis) représentent les 4,4 millions de New-Yorkais contrôlés entre 2004 et 2012. Le procès dure neuf semaines, de mars à mai 2013, et plus de 100 témoins sont entendus.
Résultats
Le 12 août 2013, une juge fédérale statue que le stop-and-frisk viole les droits constitutionnels des minorités de la ville. La juge Shira A. Scheindlin, de la Cour de district de Manhattan, estime non seulement que les méthodes du NYPD enfreignent le Quatrième Amendement, mais également que le département de police a recours à une politique de « profilage racial » pour arrêter systématiquement les Noirs et les Hispaniques qui ne seraient pas arrêtés s’ils étaient blancs. Il s’agit, selon elle, d’une violation de la Clause de protection égale du Quatorzième Amendement.
Dans son jugement, elle reconnaît le besoin d’un « processus de réforme immédiat ». L’ordonnance prévoit également un programme pilote qui oblige les agents d’au moins cinq commissariats de la ville à porter des caméras pour enregistrer les contrôles sur la voie publique, comme potentiel outil de responsabilisation. Un observateur indépendant est nommé par le tribunal pour superviser la réforme des pratiques du NYPD et s’assurer de leur conformité légale. Surtout, la juge ordonne le lancement d’une procédure corrective collective pour trouver des solutions additionnelles auprès des New-Yorkais concernés à propos de la façon dont le NYPD devrait revoir ses pratiques afin de se conformer à la Constitution. La juge souligne l’importance de la participation des citoyens en affirmant par écrit « qu’aucune expertise juridique ou policière ne remplace la compréhension de la population sur les conséquences pratiques probables des réformes concernant la liberté et la sécurité ».
Un médiateur mandaté par le tribunal guide actuellement ce travail qui implique les communautés, les élus locaux, les représentants des forces de l’ordre, les organisations communautaires et religieuses, les universitaires, les fonctionnaires du NYPD et les plaignants de l’affaire Floyd. La décision représente une victoire majeure pour la campagne et s’inscrit dans un processus plus large qui vise à obliger le NYPD à répondre de ses actes.
Collaboration
La structure de l’affaire Floyd se fonde sur un modèle de collaboration unique préconisé par le CCR. L’organisation à but non lucratif s’appuie sur la conviction que les avocats jouent un rôle modeste dans les campagnes visant à créer un changement social. Selon le CCR, les avocates devraient non seulement chercher à s’attaquer aux atteintes à la Constitution et aux droits humains par le biais de procès stratégiques, mais aussi utiliser le droit comme un outil soutenant les ambitions des mouvements politiques et sociaux sur le terrain.
L’affaire Floyd a pu compter sur une solide communauté de responsabilisation de la police qui se constituait depuis plusieurs décennies à New York, y compris plusieurs organisations influentes en lien direct avec les populations touchées par les agissements de la police. Ces groupes représentent un éventail varié de milieux socio-économiques, de cultures et de religions allant des organisations de terrain, communautaires et universitaires aux organisations juridiques et politiques solidement financées.
Conscients de cette réalité, le CCR et d’autres ONG lancent conjointement la campagne Communities United for Police Reform (CPR) en 2011. Cette initiative sert d’organisation cadre à la coordination des efforts de responsabilisation du NYPD. Plus de soixante organisations composent actuellement la CPR dirigée par Joo-Hyun Kang. La CPR coordonne notamment le travail des avocats dans la ville de New York et encourage la participation politique des New-Yorkais concernés. Cet effort symbiotique s’avère précieux et contribue au succès de Floyd.
« Les compétences des avocats sont importantes, mais elles ne peuvent pas et ne remplacent pas l’expérience des populations concernées. » – Joo-Hyun Kang, directeur de Communities United for Police Reform
En 2013, après des années de campagnes à ce sujet, l’expression stop-and-frisk est entrée dans le vocabulaire. La CPR organise des événements éducatifs dans les centres communautaires. Elle s’entretient régulièrement avec des journalistes qui rendent compte de l’évolution politique et des problèmes posés par cette méthode et d’autres tactiques policières discriminatoires et abusives. Tout cela a permis de sensibiliser le public et de créer un environnement propice à un procès très médiatisé.
Au long de l’affaire, les communautés de sensibilisation de la CPR jouent un rôle crucial. Elles influencent le travail des avocats, même aux niveaux les plus pointus de l’élaboration des dossiers. Avant l’affaire Floyd, les actions en justice intentées contre le stop-and-frisk se composaient principalement recours restreints contre l’application inconstitutionnelle de ces pratiques, réclamant la mise en place de programmes de reformation de la police et la collecte de données. Toutefois, les témoignages des communautés concernées recueillis par les avocats lors des réunions de travail collectives donnent lieu à des études et débouchent sur une requête pour une procédure corrective collective à la Cour fédérale en charge de l’affaire Floyd. Cette initiative offre la possibilité d’intégrer le point de vue des communautés les plus directement touchées par le stop-and-frisk dans les réformes de ces pratiques.
Le mouvement fournit également des ressources humaines essentielles à l’affaire. Les avocats travaillent en collaboration avec les plaignants et les témoins des organisations de la CPR. Souvent, il s’agit de vétérans du mouvement en mesure de supporter le degré de complexité d’un procès aussi politiquement ambitieux. Pendant plusieurs semaines du procès, la CPR organise des groupes représentatifs pour remplir la salle d’audience avec différentes configurations de la communauté afin de donner symboliquement une perspective différente à l’affaire. Selon les jours, des femmes, des personnes LGBTQ, des jeunes, des résidents de logements sociaux et d’autres personnes remplissent la salle d’audience, tiennent des conférences de presse et expliquent aux journalistes les répercussions du stop-and-frisk sur leurs communautés spécifiques.
Parallèlement, le CCR maintient une communication constante avec la CPR pour examiner les moments et les développements clés du contentieux et du procès. Ils élaborent une stratégie pour les opportunités à venir et développent une communication conjointe. Parmi ces stratégies, les avocates prennent la décision exceptionnelle d’organiser une conférence. Avec l’aide du réseau Open Society Foundations, ils planifient une rencontre de deux jours où ils s’entretiennent avec des organisateurs communautaires des recours à présenter à la juge avant qu’elle ne rende son avis. Pour cette conférence, le CCR invite des experts de la police et des organisateurs communautaires de Cincinnati avec lesquels le CCR et la CPR ont développé de bonnes relations. Ensemble, ils tirent les leçons des méthodes de surveillance policière de proximité mise en place avec succès et de façon collaborative à Cincinnati. Fruit de ce processus, l’équipe juridique de Floyd formule une proposition de procédure corrective collective à la juge en Mars 2013, laquelle sera ordonnée par le tribunal en août la même année.
Les avantages d’une solide collaboration entre les groupes militants et juridiques se manifestent aussi dans une série de décisions politiques extraordinaires. Les campagnes en faveur de la justice sociale très médiatisées sont souvent liées à la politique locale de la juridiction et l’affaire Floyd ne fait pas exception. À l’approche de l’élection du nouveau maire de la ville, le retentissant verdict de ce procès est contesté par l’administration sortante. La ville de New York fait appel de la décision menaçant de bloquer tout progrès dans la réforme du stop-and-frisk.
Dans les mois qui précèdent l’élection, les efforts pédagogiques de la campagne visent en priorité à ce que la question du stop-and-frisk occupe une place dans le débat politique du jour, jusqu’à devenir un élément central pour les candidats à la mairie. Après l’élection de Bill de Blasio, des pressions s’exercent sur le maire pour qu’il tienne ses promesses de campagne et, dans un premier temps, abandonne la procédure d’appel initiée par l’administration précédente. À la fin du mois de janvier 2014, le maire, le CCR et d’autres organisations annoncent collectivement que la ville retire son appel. Sans les pressions exercées sur le maire, la procédure d’appel de la ville et l’arrêt des réformes ordonnées par le tribunal auraient probablement tardé des mois.
« Je raconte cette histoire aux avocats qui travaillent de manière traditionnelle, car dans ce cas les avantages de la collaboration sont loin d’être abstraits. C’est un exemple concret de la façon dont le travail de promotion d’une cause peut influencer le droit », déclare Baher Azmy, directeur des affaires juridiques du CCR.
Dans l’ensemble, les équipes de défense de la cause et les équipes juridiques ont toujours été conscientes des possibilités de mobilisation et de collaboration sur tous les aspects de l’affaire. Outre cette collaboration étroite, les équipes juridiques ont fait appel à des chercheurs universitaires pour faciliter l’analyse statistique de l’affaire et à des journalistes pour rendre compte de l’évolution de l’affaire et sa couverture pendant le procès. Des cabinets d’avocates renommés, dont Beldock Levine & Hoffman LLP et Covington & Burling LLP, ont apporté le soutien nécessaire pour répondre aux exigences procédurales d’un procès complexe.
La victoire de la campagne dans l’élargissement des droits civils au sein d’un environnement aussi hautement polémique témoigne du succès de ces efforts de collaboration.
Leçons tirées
Pour autant, les équipes étaient réduites : moins d’une douzaine de personnes dans le personnel de base des équipes du CCR et de la CPR, auxquelles se sont joints les nombreux New-Yorkais concernés par l’affaire. Les intervenants clés interrogés pour cette étude de cas reconnaissent unanimement l’amplification de l’influence de chaque acteur grâce à cette collaboration. Cette philosophie atteste de la réputation du CCR d’ancrer le travail juridique dans les mouvements sur le terrain et de solliciter l’avis des communautés concernées.
« La confiance est méritée, parce que nous avons déployé beaucoup de temps et d’efforts à la gagner », déclare Darius Charney, avocat principal du Center for Constitutional Rights et de l’affaire Floyd.
Cette confiance et ces collaborations résultent d’années d’efforts pour établir des relations. Depuis la fin des années 1990, le CCR a commencé à se proposer comme partenaire des mouvements populaires de défense de la justice sociale, et promis de les écouter. Le but ultime n’était pas de gagner une affaire très médiatisée, mais de faire progresser les débats. Le CCR envisage les procès comme un outil de collaboration parmi d’autres, au même titre que les actions visant à s’organiser, occuper les rues, faire adopter des lois, changer le discours politique et mobiliser les médias traditionnels. En décidant d’intenter une action en justice, les avocats prennent en compte le calendrier, et pèsent le pour et le contre au regard de l’ensemble du mouvement.
« Nous souhaitons un changement systémique durable à long terme, qui ne se produira jamais à partir d’une seule décision de justice ou d’un seul changement de loi. Il viendra parce que nous construisons un certain type de culture », déclare Joo-Hyun Kang, directeur du CPR.
Au-delà des activités de promotion, l’équipe de défense de la cause pour l’affaire Floyd a servi d’intermédiaire entre la communauté et l’équipe juridique. Les responsables du CPR ont ensuite traduit et relayé les informations de l’équipe juridique à la communauté et au grand public. Les équipes impliquées ont décidé consciemment de maintenir une communication constante. Toutes les équipes impliquées dans l’affaire Floyd reconnaissent que l’action en justice était un outil parmi d’autres, au même titre que les actions de désobéissance civile, les efforts pour remplir les salles d’audience, l’éducation des membres du conseil municipal, les manifestations et marches publiques, les propositions de loi et le lobbying, etc. Pour avancer, ces efforts doivent fonctionner en harmonie. Pour avancer, ces efforts doivent fonctionner en harmonie.
« En tant que non-juriste ayant travaillé avec des avocates tout au long de ma carrière professionnelle, je constate que le meilleur se produit quand il existe une relation symbiotique, partagée et collaborative dans laquelle les chefs de file des communautés touchées dirigent les stratégies », explique Nahal Zamani, responsable des programmes de plaidoyer pour le CCR.