Étude de cas: les preuves falsifiées de stupéfiants au Massachusetts

Photo de : Antonio Roberts. CC BY-SA 2.0

« Dans cette affaire, la beauté du partenariat réside dans le fait que nous avons réellement tiré profit des compétences de chacun, et les avons orientées dans la bonne direction. » – Matthew Segal

Contexte

Dans ce qui constitue probablement la plus importante annulation de condamnations injustifiées de l’histoire juridique des États-Unis, la Cour suprême du Massachusetts a abandonné les charges de 23 595 affaires de drogue fondées sur des preuves falsifiées et agissements frauduleux par une ancienne technicienne de laboratoire désormais condamnée. La décision d’annuler ces condamnations s’appuie sur des preuves révélées dans le cadre d’un partenariat clé entre une analyste de données et des avocats de l’ACLU.

Éléments clés

Nom de l’affaire : Bridgeman contre le procureur du district de Suffolk

Tribunal : Cour suprême judiciaire du Massachusetts

Date de décision : 19 avril 2017

Numéro de l’affaire : No. SJ-2014-0005   

Jugement : https://www.aclum.org/sites/default/files/wp-content/uploads/2017/04/2017_04_19-SJ-2014-0005-DECLARATORY-JUDGMENT-Gaziano-J..pdf

Sujet : annulation de condamnations suite à la falsification de preuves dans un laboratoire

Intervenants interviewés

Adriana Lafaille | Avocate, Union américaine pour les libertés civiles du Massachusetts

Mathew Segal | Avocat, Union américaine pour les libertés civiles du Massachusetts

Carl Williams | Avocat, Union américaine pour les libertés civiles du Massachusetts

Paola Villarreal | Analyste de données

Les faits

En juin 2011, les responsables du laboratoire d’État de Hinton découvrent que la chimiste Annie Dookhan a commis des fautes professionnelles alors qu’elle travaillait sur des affaires de drogue. La police d’État enquête alors sur les agissements de l’employée et l’arrête en septembre 2012. L’affaire révèle qu’Annie Dookhan n’analysait pas correctement certains échantillons de drogue et qu’elle falsifiait des résultats et des documents de laboratoire, pendant neuf années Durant lesquelles elle travaillait au laboratoire de Hinton.

Certains prévenus commencent à demander la réouverture de leur dossier et le retrait de leurs aveux de culpabilité devant les tribunaux de l’est du Massachusetts. En réaction, le bureau du procureur du comté d’Essex entame une procédure juridique pour contester la capacité des magistrats et des juges de la Cour supérieure à accorder des réparations lors du réexamen de ces affaires. Il exige que les prévenus purgent leur peine pendant l’appel de leur condamnation. Selon les procureurs, libérer ces accusés permettrait à des trafiquants de drogue notoires de rejoindre la rue sansen question se sont vu qu’ils aient purgé la totalité de leur peine. Les procureurs s’efforcent alors de « préserver » les condamnations pour trafic de stupéfiants au nom de la sécurité publique.

En février 2013, l’American Civil Liberties Union (ACLU) et le Committee for Public Counsel Services (CPCS) demandent à la Cour suprême de justice de reconnaître que plusieurs milliers d’hommes et de femmes pourraient avoir été condamnés ou emprisonnés à tort. Le nombre d’affaires potentiellement concernées semblente compter par dizaines de milliers. La requête invite la Cour à envisager une approche globale de ces affaires, mais la Cour la rejette.

En janvier 2014, soit un an plus tard, seule une minorité des prévenus en question se sont vu attribuer un avocat. De plus, les procureurs du comté n’ont ni fourni une liste complète des affaires concernées par les agissements d’Annie Dookhan, ni notifié l’ensemble des prévenus d’une possible falsification de preuves dans leur affaire. La lenteur des procureurs soulève des questions plus larges sur la faisabilité de traiter au cas par cas un scandale d’une telle ampleur concernant un laboratoire d’analyse. L’équipe juridique de l’ACLU engage la procédure Bridgeman contre le procureur de district. Elle affirme que l’État enfreint le droit à une procédure équitable en entravant la possibilité de contester condamnations dans les délais impartis et en identifiant trop tardivement les cas concernés.

L’ACLU engage des poursuites au nom de trois plaignants condamnés pour des affaires de drogue sur lesquelles Annie Dookhan a travaillé. La requête demande une protection pour les prévenus qui contestent leurs condamnations afin d’écarter la menace de peines plus sévères que celles initialement prononcées. Elle demande également au tribunal d’annuler toutes condamnations pour lesquelles les procureurs n’ont pas, dans un temps défini, identifié et notifié les prévenus de leur intention de rejuger l’affaire. Le CPCS intervient alors et demande l’annulation de toutes les condamnations dans les affaires que les procureurs n’ont pas choisi de poursuivre dans un certain délai. En mai 2015, la Cour suprême judiciaire accepte la requête qui vise à protéger les prévenus du risque de peines plus lourdes, mais décide de ne pas annuler les condamnations à ce stade.

Suite à cette décision, le tribunal fournit à l’ACLU la liste complète des affaires de drogue traitées alors qu’Annie Dookhan était en fonction au laboratoire de Hinton. Cette liste s’appuie sur les informations de sa propre base de données. Puis, en mai 2016, les procureurs du district fournissent des listes de plus de 20 000 cas concernés par le travail de la chimiste. Pour la première fois, les équipes juridiques ont accès aux données relatives aux affaires en question. Cela conduit les avocats de l’ACLU, Adriana Lafaille, Carl Williams et Matthew Segal, à s’associer avec l’analyste Paola Villarreal pour examiner ces informations.

En 2016, Paola Villarreal dépose deux déclarations sous serment. L’une indique que dans la majorité des affaires (62 %), la seule condamnation pour drogue relevait de la possession de stupéfiants. L’autre révèle que 91 % des dossiers concernés par le travail de la chimiste ont été jugés par une Cour de district et 7 % par une Cour supérieure. Ces données fournissent de solides éléments pour réfuter l’argument du procureur de district selon lequel la libération des prévenus constituerait une menace sérieuse pour la sécurité publique. 

Tout d’abord,elles contredisent l’affirmation des procureurs de district selon laquelle les prévenus étaient des criminels dangereux. Si tel était le cas, les procureurs auraient choisi de porter les affaires devant la Cour supérieure, en charge des crimes plus graves. Deuxièmement, un plus grand nombre d’affaires aurait donné lieu à des condamnations pour trafic de stupéfiants, et pas uniquement pour possession. Ces éléments semblent avoir contribué à convaincre le tribunal de demander aux procureurs de district l’annulation d’un grand nombre de condamnations et à amener ceux-ci à accepter cette requête. 

Résultats

Le 18 janvier 2017, la Cour suprême judiciaire rend son verdict demandant aux procureurs de district d’accepter, avant le 18 avril 2017, d’annuler un « grand nombre » de condamnations. Non seulement la Cour cite les analyses statistiques de Paola Villarreal, mais elle mentionne aussi, fait rare, son nom dans son avis final.

En avril et juin 2017, les procureurs présentent des listes qui prévoient l’abandon des charges dans 21 839 affaires.. Le juge de la Cour suprême rend une ordonnance de non-lieu. Les procureurs identifient un peu plus de 300 cas pour lesquels ils souhaitent maintenir les condamnations obtenues suite aux analyses d’Annie Dookhan. Il s’agirait du plus important nombre d’abandons de charge de l’histoire juridique des États-Unis.

Collaboration

Lorsque l’ACLU reçoit l’ensemble de données du tribunal, l’organisation considère l’occasion et la nécessité de s’associer à un analyste compétent pour les examiner et en tirer des conclusions. Adriana Lafaille et Paola Villarreal travaillent en étroite collaboration lorsque l’équipe commence à analyser les informations.

Selon Matthew Segal, cette collaboration étroite s’est avérée essentielle pour tirer les conclusions les plus pertinentes pour le procès. Confronté à une montagne d’informations, comme l’ACLU à la réception d’une feuille de calcul qui répertoriait plus de 20 000 affaires, un avocat sait quels éléments chercher, mais serait perdu quant à la manière de trier, d’organiser ou d’interroger les données. De même, l’analyste possède l’expertise nécessaire pour assimiler les données, organiser les informations et coder des outils d’interprétation. Pour autant, il lui est difficile de déterminer les analyses les plus pertinentes pour appuyer l’équipe juridique ou le dossier. Une communication constante entre Paola Villarreal et une juriste a permis à l’équipe de mesurer l’importance d’identifier, par exemple, les affaires de possession de drogue, ou de déterminer les cas où le code pénal aurait pu prêter à confusion.

Pour rédiger les déclarations sous serment, Adriana Lafaille et Paola Villarreal échangent d’abord sur les déductions pertinentes tirées des données. Ensuite Adriana Lafaille propose une première ébauche structurée. Puis, elles se réunissent à nouveau pour compléter la déclaration avec les analyses aux points stratégiques, tout en s’assurant de la clarté des explications destinées aux juges. Enfin, elles soumettent le document au tribunal.

« Dans cette affaire, la beauté du partenariat réside dans le fait que nous avons réellement tiré profit des compétences de chacun, et les avons orientées dans la bonne direction », déclare Matthew Segal.

Au-delà du partenariat technologique, l’ACLU s’est également associée à des groupes locaux, à l’organisme de défense publique Committee for Public Counsel Services (CPCS) ainsi qu’à des avocats des cabinets privés Fick & Marx et Foley Hoag.

Leçons tirées

Pendant l’affaire, Paolo Villarreal travaillait à l’ACLU dans le cadre d’une bourse. Elle était disponible pour échanger avec les avocates sur les possibles utilisations de données avant même l’apparition de besoins spécifiques à une affaire ou un projet.

« Nous participions à des séances où les avocats me présentaient la structure de l’affaire. Ensuite, je les aidais à établir des rapprochements », explique Paola Villarreal.

À bien des égards, cela souligne l’importance de compter sur un expert technique au sein d’une équipe de juristes, car la collaboration essentielle à une affaire s’initie souvent naturellement.

Les conclusions tirées de l’analyse de Paola Villarreal ont renforcé la crédibilité de l’équipe juridique de l’ACLU et sa réputation auprès des juges. Alors que l’abandon des charges dans près de vingt mille affaires semblait à première vue improbable, les analyses statistiques ont aidé la Cour à reconnaître que la majorité des affaires concernées par les agissements d’Annie Dookhan étaient de nature relativement mineure. Parallèlement, les analyses ont largement été reprises par les médias, contribuant ainsi à modifier l’opinion publique sur le procès. Enfin, la déclaration de Paola Villareal fut cruciale pour contester les arguments de la partie adverse.

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