« Nous ne pouvons pas simplement mesurer le succès de la campagne à la décision de justice finale. Malgré une importante défaite, l’affaire a soulevé des questions majeures qui doivent être débattues et mis en avant les organisations qui travaillent sur ce sujet. » — J. Carlos Lara
Contexte
La première affaire d’intérêt public en matière de vie privée numérique au Chili débute par une action de surveillance des citoyens sans précédent dans deux municipalités de l’agglomération de Santiago. En 2015, les autorités locales de deux districts lancent des ballons aérostatiques de type militaire pour surveiller la criminalité et la circulation. Alors que la Cour d’appel de Santiago interdit leur utilisation lors d’un premier jugement, la Cour suprême du Chili reconnaît que les ballons représentent une menace pour les droits fondamentaux, mais autorise leur maintien de leur utilisation, sous certaines conditions.
Éléments clefs
Tribunal : Cour suprême du Chili
Date de décision : juin 2016
Numéro de l’affaire : 18481–2016
Jugement : http://bit.ly/2rLXEeQ
Sujet : violation du droit à la vie privée relatif à l’utilisation de ballons de surveillance
Intervenants interviewés
Carlos Lara | Directeur de la recherche et des programmes à Derechos Digitales
Romina Garrido | Directrice générale de la Fundación Datos Protegidos
Pablo Viollier | Analyste des politiques publiques à Derechos Digitales
Les faits
En août 2015, les autorités chiliennes font voler trois ballons aérostatiques au-dessus des districts de Las Condes et de Lo Barnechea, proches de Santiago. Les ballons disposent d’une technologie de niveau militaire, notamment d’une caméra à 360 degrés avec capacité d’enregistrement et d’une vision nocturne permettant de surveiller les citoyens 24 heures sur 24. Ils peuvent même identifier le visage d’une personne qui marche dans la rue jusqu’à un kilomètre de distance. Les municipalités estiment que l’utilisation de ces ballons de surveillance de masse permettrait d’améliorer la sécurité, de lutter contre la criminalité et de faciliter la régulation du trafic.
Immédiatement, certains résidents et de nombreuses organisations considèrent le recours à cette technologie comme une violation des droits constitutionnels fondamentaux. Derechos Digitales et trois organisations locales (Corporación Fundamental et Fundación Datos Protegidos, avec l’aide de Libertades Públicas A.G.), déposent une plainte auprès de la Cour d’appel de Santiago. Elles demandent que le retrait des ballons au motif qu’ils portent atteinte aux droits des citoyens à la vie privée, à l’inviolabilité du domicile et à la propriété. Ils affirment que les ballons peuvent contourner les barrières physiques en pointant les caméras sur les fenêtres, les piscines, les jardins ou les balcons. La collecte et le stockage des images du visage des citoyens par les ballons violent également les lois chiliennes relatives à la protection des données personnelles.
Dans un jugement unanime, la Cour d’appel ordonne l’arrêt immédiat de l’utilisation des ballons de vidéosurveillance, estimant qu’ils enfreignent les droits à la vie privée et à l’inviolabilité du domicile garantis par l’article 19, sections 4 et 5 de la Constitution chilienne (en anglais). Selon la Cour, ni les politiques de sécurité ni les politiques de transport public ne justifient ces violations. Les deux municipalités sont donc contraintes de retirer les ballons et font appel de la décision devant la Cour suprême.
Résultats
Reculant légèrement par rapport à la Cour d’appel, la Cour suprême modifie la décision. Reconnaissant que l’utilisation des ballons constitue une menace pour la vie privée et l’autonomie, la Cour autorise leur utilisation à condition que certains dispositifs de contrôle soient mis en place : les ballons doivent uniquement surveiller l’espace public, un inspecteur municipal doit superviser leur fonctionnement, les enregistrements doivent être effacés après 30 jours et les citoyens enregistrés par les ballons doivent avoir accès aux enregistrements.
Collaboration
Cette affaire constitue un excellent exemple de partenariat solide formé pour renforcer et soutenir les efforts de personnes impliquées dans la campagne. Lorsque Derechos Digitales décide d’entamer la procédure, l’organisation reconnaît immédiatement les avantages qu’elle pourrait tirer d’une collaboration.
« Aucun d’entre nous ne disposait de toutes les connaissances dans tous les domaines. La technologie, les droits fondamentaux et les arguments concernant la vie privée, les outils et procédures d’un contentieux. Le besoin d’expertise nous a obligés à collaborer.» a expliqué J. Carlos Lara, directeur de la recherche et des politiques de Derechos Digitales.
« Nous n’avons pas l’habitude d’introduire des contentieux. Donc quand nous avons finalisé la plainte, elle ressemblait plus à un article académique. Finalement, nous avons rédigé ensemble un dossier solide. », indique Pablo Viollier, analyste des politiques publiques pour Derechos Digitales.
Parallèlement, pour lancer une procédure, l’équipe a besoin de plaignants directement concernés par les ballons de surveillance. Fort du soutien de la population, Derechos Digitales lance un appel sur les médias sociaux pour trouver des résidents prêts à porter plainte. L’équipe trouve des plaignants pour représenter les habitants des deux municipalités. À partir de là, les organisations rédigent conjointement le recours initial et préparent les plaidoiries devant la Cour d’appel et la Cour suprême.
Pour préparer la campagne de sensibilisation, Derechos Digitales collabore étroitement avec Datos Protegidos afin d’établir une stratégie et de perfectionner le message public. Les organisations auraient pu choisir de publier ou de communiquer avec la presse de manière indépendante, mais décident de se coordonner sur les stratégies de communication avec le public et la presse. Les nombreux articles publiés par Datos Protegidos, les médias chiliens et d’autres organisations transmettent un message cohérent.
Bien que les informations techniques dans cette affaire ne soient pas compliquées, l’équipe de Datos Protegidos bénéficie des connaissances d’un expert interne qui contribue à un article sur les risques potentiels d’un système de surveillance technique. Il aborde notamment les questions de la collecte et de la conservation d’informations telles que les visages des personnes.
Après l’interdiction par la Cour d’appel de l’utilisation des ballons, l’équipe aguerrie de Derechos Digitales comprend l’importance de créer des images positives et partageables pour que le public crée un lien positif avec l’affaire. Un graphiste interne à l’organisation conçoit cette illustration amusante de chatons qui frappent dans les ballons de surveillance pour promouvoir la campagne et impliquer le public. Cette image, publiée avec toutes les communications écrites relatives à l’affaire a renforcé le message général autour des objectifs de l’équipe.
Leçons tirées
Les collaborations s’avèrent essentielles pour cette campagne, et ce pour plusieurs raisons. De nombreux acteurs remarquent que si les organisations impliquées avaient agi seules, elles n’auraient pas eu la capacité de mener la campagne. Certains relèvent que les procès sont coûteux et longs, donc difficiles à budgétiser. Pour planifier en conséquence, chaque organisation a eu besoin des connaissances et du soutien des autres.
Bien que la Cour suprême du Chili autorise en définitive les municipalités à utiliser les ballons de surveillance, sous certaines conditions, cette décision ne représente pas un échec pour la campagne. D’une part, l’affaire a attiré l’attention du grand public sur la question de la surveillance et a soulevé des questions relatives à l’incidence des nouvelles technologies sur les droits fondamentaux.
L’affaire a également positionné ces organisations dans le paysage des défenseurs des droits numériques fondamentaux au Chili. Désormais, lorsque le sujet des ballons ou des drones de surveillance est abordé au Chili, la presse sollicite d’abord ce noyau d’organisations pour commenter la question. Sur le plan de la procédure, l’affaire a également renforcé les mécanismes de collaboration et préparé les organisations aux campagnes à suivre. La structure de chacune des équipes est restée inchangée ; aucun membre ou organisation centrale n’a pris l’initiative de coordonner les actions des autres. Au contraire, les équipes communiquent fréquemment et font confiance aux autres pour agir dans l’intérêt général de la campagne.
Dans l’ensemble, malgré la défaite devant la justice, la visibilité de la campagne pourrait inspirer d’autres organisations locales à envisager un contentieux stratégique en matière de défense des droits humains.
« Je suis très fière, car c’était le premier grand débat sur la vie privée dans notre pays. Ce fut couteux, long, difficile et épuisant, mais cela en valait la peine. Nous ne sommes plus invisibles. », conclut Romina Garrido, directrice générale de Datos Protegidos.