Étude de cas: Les Google Livres et la vie privée

« L’EFF considère depuis longtemps que l’un des éléments clés de notre significative contribution à ces discussions réside dans le fait que notre équipe compte des experts techniques. Nous nous faisons confiance et nous nous comprenons. Nous recrutons nos employés précisément pour leur capacité à expliquer les technologies à des non spécialistes. » – Cindy Cohn.

Contexte

L’Electronic Frontier Foundation (EFF), célèbre organisation de défense des droits numériques, a pris part à de nombreuses affaires très médiatisées, notamment Authors Guild, Inc. v. Google Inc. Centrée sur le projet Google Livres, l’affaire débute le 20 septembre 2005 lorsque l’Author’s Guild, syndicat étasunien d’auteurs publiées et d’écrivains de premier plan, dépose une plainte pour violation du droit d’auteur contre Google. Les discussions portaient sur des questions de droits d’auteur, mais l’équipe de l’EFF a cherché à participer aux négociations de l’accord pour protéger la vie privée des lecteurs utilisant la plateforme. Les parties concernées n’avaient pas abordé ce point, mais celui-ci constituait un élément essentiel pour un projet d’une telle envergure axé sur l’accès aux livres. Si les arguments centraux du procès s’articulent autour de la notion de fair use (usage raisonnable), cette affaire constitue un bon exemple d’étroite collaboration entre experts en technologie et avocates de l’EFF, qui ont mené une campagne efficace sur le droit à la vie privée des utilisateurs.

Éléments clefs

Nom de l’affaire : Authors Guild, Inc. v. Google Inc.    

Tribunal : Cour d’appel des États-Unis pour le deuxième circuit

Date de la décision : 22 mars 2011

Numéro de l’affaire : 05 Civ. 8136 (DC)

Verdict : https://www.authorsguild.org/wp-content/uploads/2014/12/2011-Mar-AG-v-Google-ASA-Rejected-SDNY.pdf

Sujet : protection de la vie privée des utilisateurs dans le cadre du projet Google Livres

Intervenants interviewés

Cindy Cohn | Directrice générale de l’Electronic Frontier Foundation

Peter Eckersley | Responsable informatique de l’Electronic Frontier Foundation

Seth Schoen | Expert technique de l’Electronic Frontier Foundation

Les faits

Le 14 décembre 2004, Google annonce que l’entreprise va entreprendre la numérisation de millions de livres tirés des collections des principales bibliothèques de recherche pour créer une base de données complète consultable en ligne. Pour chaque ouvrage numérisé, Google a a créé un index du texte et sélectionné un extrait, lisible par ordinateur. Ensuite, Google a conservé l’image numérisée originale de chaque livre pour améliorer la précision au fur et à mesure de l’évolution technologique.

En septembre 2005, l’Author’s Guild intente une action en justice dans le district sud de New York pour violation du droit d’auteur. L’organisation considère que Google ne possède pas l’autorisation des auteurs pour l’utilisation de leurs œuvres et enfreint ainsi la loi sur le droit d’auteur. Les parties entament des négociations en vue de trouver un accord hors du tribunal. En octobre 2008, après 30 mois de négociations, les parties rédigent un accord de règlement complexe. Après le dépôt de cet accord, le juge offre aux tierces parties la possibilité de le commenter et de présenter des mémoires en qualité d’amicus curiae.

L’accord de règlement suscite de nombreuses objections de la part de divers groupes d’intérêt, qui expriment leurs inquiétudes sur les questions d’accès au public et de concurrence notamment. L’EFF s’inquiète des conséquences sur la vie privée pour les utilisateurs du service de consultation de livres numérisés.

L’organisation fait valoir, qu’avec ce projet, Google peut collecter des données presque illimitées sur les activités des utilisateurs de Google Book Search et d’autres programmes. Pour chaque utilisateur, le service enregistre les requêtes de recherche, les ouvrages consultés, le temps de lecture et même les pages lues. Selon l’EFF, les bibliothèques du pays ont une longue tradition de défense du respect de la vie privée de leurs utilisateurs, par exemple contre les demandes du gouvernement d’accéder aux historiques de lecture. Les tribunaux ont reconnu que la liberté intellectuelle requiert la possibilité de lire des ouvrages en toute confidentialité. L’EFF fait donc valoir qu’il ne devrait pas en être autrement dans le cadre du projet Google Livres.

Alors que les négociations avec Google ne suscitent pas la réponse souhaitée par l’EFF, l’organisation, assistée par l’American Civil Liberties Union (ACLU) et la Samuelson Law Technology and Public Policy Clinic de la faculté de droit de l’université de Californie à Berkeley (Clinique Samuelson), s’oppose à l’accord de règlement au nom d’une coalition d’auteurs et d’éditrices, dont des romanciers à succès (Michael Chabon et Jonathan Lethem entre autres) et l’auteur technique Bruce Schneier. Déposée en septembre 2009, l’objection exhorte la Cour à rejeter l’accord proposé à moins qu’il ne soit modifié pour supprimer les risques d’effets négatifs du non-respect de la vie privée.

Résultats

Le 22 mars 2011, le juge Denny Chin de la Cour d’appel des États-Unis pour le deuxième circuit rejette l’accord de règlement pour le projet Google Livres. Bien que la Cour se soit concentrée sur les questions de droit d’auteur pour rejeter l’accord proposé, le juge Chin mentionne brièvement les atteintes au respect de la vie privée des utilisateurs.

« Les préoccupations en matière de protection de la vie privée sont réelles. Je pense que certaines garanties supplémentaires de protection de la vie privée pourraient être incorporées », indique le juge Chin.

La décision est considérée comme une victoire pour les organisations de défense des droits numériques qui avaient plaidé en faveur de garanties plus strictes en matière de protection de la vie privée. La directrice exécutive de l’EFF, Cindy Cohn, déclare que le partenariat entre les experts techniques et les avocates a constitué un modèle d’étroite collaboration sur une question juridique complexe qui a renforcé l’organisation dans son ensembleet les avocates a constitué un modèle d’étroite collaboration sur une question juridique complexe qui a renforcé l’organisation dans son ensemble.

Collaboration

Bien que l’EFF n’ait pas participé à toutes les négociations privées entre l’Authors Guild et Google, des discussions directes entre l’EFF et Google ont débuté après que l’EFF et l’ACLU de Californie du Nord ont lancé une campagne de sensibilisation en ligne présentant un liste de demandes afin que Google améliore la protection de la vie privée des lecteurs.

Étant donné que Google disposait de la technologie nécessaire pour enregistrer l’historique de recherche des utilisateurs de la plateforme, les principales interrogations de l’EFF portaient sur les habitudes de lecture : seraient-elles à l’abri de campagnes de récupération de la part de gouvernements ou d’avocats dans des affaires civiles ? Quelle serait l’utilisation de ces informations par Google ? Et comment Google combinerait-il ces informations avec d’autres données des utilisateurs recueillies par le biais d’autres produits ?

Pour analyser ces questions avec précision, les avocats doivent s’appuye sur de solides connaissances techniques. Aussi, Cindy Cohn invite dès le début les experts techniques internes de l’EFF, Peter Eckersley et Seth Schoen, à traiter ces questions directement avec les avocats et les experts de techniques Google Livres, ainsi que les avocats de l’ACLU. Les parties participent à trois à quatre réunions échangent de nombreux appels téléphoniques. Lors des réunions, les parties rassemblent les experts techniques et les avocats, y compris le directeur technique de Google Livres, pour discuter de la manière de concilier droit et technologie afin d’assurer une protection adéquate de la vie privée des lecteurs.

« Les réunions donnaient lieu à des allers-retours entre questions techniques et juridiques », explique Cindy Cohn, qui y participait avec les experts techniques de son équipe. « Pour appliquer les normes juridiques nécessaires à la protection de la vie privée des utilisateurs, nous avons dû étudier en profondeur le fonctionnement de Google Livres. »

Les experts techniques aident les avocats à comprendre comment les utilisateurs accèderaient aux livres sur les serveurs de Google, si Google serait en mesure d’identifier les livres recherchés et consultés par les lecteurs, les pages lues, le temps passé sur chaque page ou encore les ouvrages consultés avant et après un livre spécifique. Sur la base de ces informations, l’EFF, la Clinique Samuelson et l’ACLU collaborent afin d’identifier d’éventuelles violations de la vie privée causées par la collecte de données de Google. Ils cherchent notamment à déterminer la capacité de la société à les compiler pour identifier les opinions politiques, l’orientation sexuelle ou les valeurs sociales des utilisateurs.

Les experts techniques aident également les juristes à comprendre certaines limites techniques aux solutions proposées. Par exemple, certains proposent d’offrir aux utilisateurs un anonymat total lorsqu’ils naviguent sur le site. Cependant, le règlement provisoire du litige sur le droit d’auteur par Google autorise les utilisateurs à parcourir gratuitement 20 % d’un livre. Pour déterminer le pourcentage consulté, la plateforme doit pouvoir suivre la navigation de chaque utilisateur. De plus, lorsqu’une personne paie l’accès à un livre complet, l’utilisateur doit pouvoir être identifié d’une manière ou d’une autre. À la place, les experts techniques proposent collectivement d’autres solutions, notamment la suppression mensuelle par Google des données sur les utilisateurs, la limitation de l’utilisation de filigranes pour suivre les utilisateurs et la garantie que les lecteurs connectés au moyen de services comme Tor ou de VPN puissent également accéder au site.

Forts des précisions fournies par les expertes, les avocats discutent plus en détail de la conformité de l’entreprise aux obligations d’audit prévues par l’accord de règlement, ou de l’obligation pour les autorités gouvernementales de présenter un mandat pour obtenir des informations personnelles sensibles. Lorsqu’au cours des négociations, Google publiait une politique de confidentialité, les experts techniques et les avocats étaient immédiatement disponibles pour l’analyser et en identifier les points faibles.

« L’EFF considère depuis longtemps que l’un des éléments clés de notre contribution significative à ces discussions réside dans le fait que notre équipe compte des experts techniques. Nous nous faisons confiance et nous nous comprenons. Nous recrutons nos employés précisément pour leur capacité à expliquer les technologies à des non spécialistes. » 

Ces synergies au sein de l’EFF donnent souvent lieu à des solutions créatives inattendues. Parmi les questions posées aux experts de Google, Peter Eckersley a demandé si les sites Internet de l’entreprise avaient la possibilité de collecter les empreintes numériques de tous les visiteurs ou de leur attribuer une identité unique. Lorsque Google a refusé de répondre, l’équipe a développé Panopticlick, un outil capable de collecter les informations spécifiques de configuration et de version du système d’exploitation, du navigateur ou des modules externes d’un utilisateur. Chaque combinaison de système d’exploitation, de navigateur ou de module externe peut légèrement différer de celles d’autres internautes selon le fuseau horaire, la langue, les paramètres ou les applications installées.

L’EFF a ainsi supposé que les utilisateurs du monde entier disposaient de diverses combinaisons de ces éléments, et pouvaient donc authentifiés de manière unique sur un site. Chaque système s’avère identifiable par son empreinte numérique. Après avoir recueilli les données de configuration et de version de nombreux utilisateurs, l’EFF les a comparées et a constate que les entreprises privées pouvaient effectivement identifier et suivre secrètement les visiteurs de leur site. Ces informations ont étayé les arguments juridiques dans cette affaire.

Le développement par les experts de l’EFF de HTTPS Everywhere, une extension de navigateur qui chiffre automatiquement les pages visitées par un internaute, découle d’une histoire similaire. Les discussions menées avec Google sur le chiffrement par défaut pendant le procès ont suscité l’élaboration d’une solution technique. Dans les deux cas, la conception des outils a été inspirée par des conversations entre des avocates et les équipes de Google sur un problème technique que les experts ont résolu par le développement d’une nouvelle solution technologique.            

Au-delà des questions techniques, l’EFF a également fait appel à son vaste réseau pour localiser les parties directement concernées, notamment des auteurs et des éditeurs célèbres. L’équipe a reçu de nombreuses déclarations d’auteurs célèbres qui défendaient le respect de la vie privée, ce qui a renforcé l’appui du public.

Leçons tirées

L’Electronic Frontier Foundation est unique à bien des égards. Fondée avec notamment pour mission de défendre les libertés numériques en justice, elle est l’une des premières organisations à engager un expert en technologie en interne pour travailler directement avec les avocats sur des dossiers techniques. Même si les avocats de l’EFF connaissent pour la plupart mieux les technologies que leurs confrères, ils consultent encore souvent les expertes de l’organisation. Selon Cindy Cohn, le monde se complexifie à mesure que les progrès technologiques s’accélèrent. Il est donc fondamental de disposer d’experts qui se consacrent à fournir des explications aux avocates.

En matière de communication, les avocats et les experts techniques de l’EFF constatent qu’un vocabulaire commun et une relation de confiance s’avèrent essentiels pour répondre plus rapidement et prévenir les malentendus. Avec le temps, les experts techniques ont trouvé comment proposer des explications plus pertinentes aux avocats qui les sollicitent. Alors que Seth Schoen avait l’habitude d’expliquer une technologie en détail une avocate le contactait, il évalue désormais le niveau d’expertise technique de son interlocuteur et cherche à résoudre la question pratique présentée au moyen d’analogies.

À l’inverse, lorsqu’un mentionne le stade d’une procédure dans un procès, Seth Schoen dispose désormais d’une expertise suffisante pour fournir des conseils plus spécifiques. Enfin, lorsqu’un expert technique de l’organisation n’est pas en mesure de répondre à toutes les questions, l’EFF constate que ses experts peuvent souvent recommander aux avocats un spécialiste externe compétent.

Les synergies ne sont pas réservées aux expertes et aux avocats. Seth Schoen raconte également que des militants de l’EFF qui mènent des campagnes pour réclamer certaines technologies ou s’y opposer le contactent souvent pour une aide à la rédaction et à la révision de la description des enjeux d’une campagne. S’assurer du bon usage de la terminologie technique dans la communication et les publications de l’organisation a renforcé sa crédibilité.

Pour la plupart des organisations, embaucher un expert technique représente un luxe. Et pour les institutions qui ne se concentrent pas uniquement sur les questions numériques, le besoin d’un tel expert à plein temps peut varier. Pour les organisations qui choisissent d’intégrer des experts à leur équipe, les synergies offertes par ces derniers ouvrent la voie à une coopération renforcée pour des projets interdisciplinaires.

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