Étude de cas: Régulation de contenus et censure en Russie

« Impliquer des experts dans le contentieux est crucial, parce que le degré de confiance des tribunaux concernant les questions non juridiques repose sur les experts de ces domaines ». – Elena Ovchinnikova

Contexte

Dans un pas décisif pour la liberté d’expression en Russie, le tribunal du district de Kirovsky à Ekaterinbourg a reconnu la nécessité de protéger les publications satiriques en levant l’interdiction de circulation d’un article satirique en ligne intitulé « Comment donner et recevoir des pots-de-vin et ne pas se faire prendre » du site web de l’Oblastnaya Gazeta, un média régional.

Carte de cas

Nom : Procureur de la ville de Khvalynsk c. Oblastnaya Gazeta

Cour : Tribunal d’arrondissement Kirovsky de Ekaterinbourg

Date de la décision : 30 septembre 2019

Numéro de dossier : N/A

Jugement : https://bit.ly/3a67v1U

Question : Interdiction injustifiée de la diffusion d’informations en ligne

Intervenants interviewés

Galina Arapova | Directrice et juriste senior au Mass Media Defence Centre

Olga Shatskikh | Avocate au Mass Media Defence Centre

Elena Ovchinnikova | Avocate en droit des médias

L’équipe de Catalysts est reconnaissante à Marina Zalata du Mass Media Defence Centre, qui a joué un rôle essentiel dans la communication entre les acteurs et l’équipe de Catalysts

Faits

En novembre 2017, l’Oblastnaya Gazeta, un journal et média régional basé à Ekaterinbourg, a publié un article satirique sur son site web intitulé « Comment donner et recevoir des pots-de-vin et ne pas se faire prendre« . L’article a été publié dans le cadre d’un projet commun entre Oblastnaya Gazeta et Krasnaya Burda, une publication célèbre pour ses projets satiriques et souvent critiquée pour la critique sociale qu’elle représente. L’article dépeignait des fonctionnaires sollicitant des pots-de-vin en usant de blagues telles que !

« Vraiment, désolé ! Je suis désolé de ne pas pouvoir vous aider, bien que je le puisse. Mais je ne peux pas ! Ou alors, peut être que je peux ? Qu’en pensez-vous …? J’ai envie de vous aider au point que mes mains me démangent. Je donne donc un chiffre… 1,000,000. Mais ils ne m’ont que donné 100. Et je voudrais 1 000 000. Avez-vous 1 000 000 ? Alors je peux vous aider.”

Un procureur basé à Khvalynsk dans la région de Saratov a considéré que la publication était illégale, car elle contiendrait des informations concrètes sur l’offre et la réception de pots-de-vin. La loi fédérale russe sur l’information, les technologies de l’information et la protection de l’information permet aux procureurs de toute région de Russie, quelle que soit leur proximité géographique avec l’éditeur, d’engager des poursuites aux fins de faire déclarer illégale la diffusion de ces informations. Sur la base de cette loi, le procureur a demandé au tribunal du district de Volsky, dans la région de Saratov, d’interdire la diffusion de cet article en ligne, alors même que le bureau d’Oblastnaya Gazeta se trouvait à Ekaterinbourg, à plus de 1200 kilomètres de là.

Les rédacteurs en chef de l’Oblastnaya Gazeta n’ont pas été informés et n’ont pas pris part à la procédure engagée contre eux. En décembre 2017, le tribunal de district a accédé à la demande du procureur de faire retirer la publication et de l’ajouter au registre unifié des contenus interdits de Russie, emportant l’interdiction de la republication. En conséquence, le régulateur des médias russesRoskomnadzor  – , a signifié à Oblastnaya Gazeta une ordonnance du tribunal demandant le retrait de l’article de leur site internet.

Les rédacteurs d’Oblastnaya Gazeta ont sollicité le soutien du Centre de défense des médias de masse (MMDC) pour faire appel de cette décision devant le tribunal régional de Saratov. Quand bien même le MMDC n’était pas partie à la procédure initiale, le droit de la procédure civile russe lui donnait la capacité d’être requérant à cet appel, puisque la décision du tribunal affectait ses droits. Le MMDC a fait valoir que la décision du tribunal de district violait le droit d’Oblastnaya Gazeta  à la liberté d’expression et la diffusion de  l’information, tel que garanti par l’article 29 de la Constitution de la Fédération de Russie et l’article 10 de la Convention européenne des droits humains. Le MMDC a souligné que l’article objet du litige était une œuvre humoristique et satirique sur la corruption, qui n’encourageait pas les violations des mesures de lutte contre la corruption en Russie. Les requérants ont également noté que l’article était un projet commun entre Oblastnaya Gazeta et Krasnaya Burda, une organisation largement connue et considérée pour son travail satirique.

Au lieu d’examiner l’affaire au fond, le tribunal régional de Saratov a estimé qu’Oblastnaya Gazeta, en tant qu’éditeur d’un article déclaré interdit, aurait dû avoir la possibilité d’être entendue par le tribunal de première instance. En avril 2019, les juges du fond ont ainsi annulé la décision du tribunal de district de Volsky et ont renvoyé l’affaire pour réexamen. À la demande d’Oblastnaya Gazeta, le tribunal de Volsky a autorisé que le nouveau procès se tienne au tribunal de Kirovsky dans la région d’Ekaterinbourg en Russie, où Oblastnaya Gazeta et Krasnaya Burda étaient toutes deux basées.

Lors du nouveau procès devant le tribunal de  Kirovsky, les avocats du MMDC ont de nouveau fait valoir que l’interdiction de l’article satirique constituait une violation du droit à la liberté d’expression de l’Oblastnaya Gazeta. À ce stade, ils ont également engagé un expert linguistique chargé de déterminer le genre de l’article litigieux, et de démontrer que l’objectif  n’était pas la promotion d’une activité criminelle. Le rapport de l’expert a réaffirmé que l’article était effectivement satirique et a mis en évidence des phrases et des références à la littérature linguistique indiquant le ton et les références humoristiques.

En juin 2019, cependant, le tribunal du district de Kirovsky a rejeté la demande, arguant que l’article contesté avait déjà été retiré en 2017 et n’était plus disponible à son URL d’origine. Sur cette base, le tribunal a conclu qu’il n’y avait plus de conflit juridique entre le procureur et Oblastnaya Gazeta. Oblastnaya Gazeta a fait appel de cette décision, arguant qu’il s’agissait d’une question de principe et s’il n’avait pas considéré comme ayant violé une loi, l’article serait rétabli. L’appel a été accepté, et l’affaire renvoyée au tribunal du district de Kirovsky pour un nouvel examen en septembre 2019.

Résultat

Le 7 octobre 2019, le tribunal du district de Kirovsky a rendu une décision sur le fond de l’affaire. Le tribunal a noté que l’article était effectivement une œuvre de satire et « ne contenait pas d’appel à un comportement illégal ou à des actes interdits par la loi pénale. Il était satirique et visait à ridiculiser les fonctionnaires corrompus. » En outre, elle a approuvé les arguments des appelants et a noté que « conformément à l’article 5 de la Déclaration sur la liberté du débat politique dans les médias, le genre humoristique et satirique était sujet à un degré élevé d’exagération et de provocation et devait être protégé en vertu de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».

En conséquence, Oblastnaya Gazeta a republié l’article sur leur site web. Quelques semaines plus tard seulement, un autre procureur du district de Kalininsky, dans la région de Krasnodar en Russie, a demandé à son tribunal de district local d’interdire la diffusion du même article pour les mêmes raisons que le procureur précédent. Les avocats du MMDC représentant Oblastnaya Gazeta se sont appuyés sur le jugement du tribunal de district de Kirovsky, qui avait une force de précédent sur l’ensemble des tribunaux de la Fédération de Russie. En conséquence de ce précédent porté à sa connaissance, le procureur de Kalininsky a retiré sa demande.

Collaboration

Le succès de ce contentieux est dû à une collaboration étendue tant au sein de l’équipe juridique qu’avec des partenaires extérieurs.

En interne, Galina Arapova, directrice du MMDC, et Olga Shatskikh, une avocate de l’équipe du MMDC, ont travaillé ensemble pour élaborer la stratégie juridique dans le dossier. Comme l’a déclaré Mme Shatskikh, « Nous avons construit une stratégie pour la défense et rédigé les conclusions et écrits juridique pour l’appel. Notre grande expérience dans des cas similaires a été déterminante et nous a permis de travailler dans des délais très courts ».

Le MMDC, une ONG créée en 1996 pour protéger les droits des journalistes et des médias et pour promouvoir la liberté d’expression, avait une grande expérience de ce type d’affaires car, selon les termes de l’Arapova, « c’est la seule organisation de ce type en Russie et, par conséquent, nos avocats ont l’expérience tirée de leur engagement sur des questions similaires dans le passé ». Elle a noté que « la majorité des médias en Russie n’ont pas les moyens d’engager un avocat en interne et, souvent, notre organisation est l’un des seuls recours pour obtenir une aide juridique. Ainsi, lorsque les rédacteurs de l’Oblastnaya Gazeta nous ont contacté pour nous faire part de l’ordre du Roskomnadzor, nous avons immédiatement commencé à travailler avec l’équipe pour déposer un recours ».

Cette affaire met également en évidence les avantages de disposer d’un réseau préexistant d’avocats en dehors de l’organisation. L’Arapova a déclaré : « La Cour a dressé la liste des affaires qui seront entendues dans quelques jours. Comme notre organisation est basée à Voronej, à plus de 600 km du tribunal de district de Volsky dans la région de Saratov, et que les deux médias se trouvent à 1000 km du tribunal d’Ekaterinbourg, il nous aurait été impossible de récupérer la procuration auprès de l’Oblastnaya Gazeta et d’être au tribunal de district de Volsky à temps pour l’audience. Nous avons donc contacté Elena Ovchinnikova, une avocate spécialisée dans les médias, qui était basée à Ekaterinbourg même. Nous la connaissions depuis de nombreuses années. Elle faisait partie d’un réseau informel d’avocats spécialisés dans les médias, créé et soutenu par le MMDC. Nous utilisons ce réseau comme une ressource lorsque nous avons besoin d’avocats spécialisés dans les médias pour traiter des affaires dans des régions éloignées de Russie, où les avocats du MMDC ne peuvent pas se rendre eux-mêmes. Ovtchinnikova a immédiatement reçu la procuration de l’Oblastnaya Gazeta puisque leurs bureaux étaient situés à proximité dans la même ville et coordonnés avec Olga pour travailler sur l’affaire ».

La proximité d’Ovtchinnikova avec les deux médias lui a permis d’accéder aux documents d’Oblastnaya Gazeta et de Krasnaya Burda et de s’entretenir avec les équipes des deux médias. Cela a permis de présenter au tribunal de nombreuses preuves sous forme de prix et de récompenses que Krasnaya Burda avait gagnés pour son contenu satirique et humoristique pour montrer que l’article était simplement une tentative de sensibilisation, par l’humour, à la corruption. Même si Krasnaya Burda n’était pas officiellement partie à l’affaire, elle a largement collaboré pour soutenir Oblastnaya Gazeta puisque l’article était le résultat de son partenariat avec Oblastnaya Gazeta.

Ovtchinnikova a fait des études de journalisme en premier cycle, et a donc l’expérience du travail de journaliste depuis plus de 20 ans. Elle se souvient : « Les avantages de mon expérience de journaliste en exercice avant de devenir avocate des médias m’ont été très utiles. C’est comme les avantages de pouvoir parler deux langues – cela m’a aidé à mieux comprendre la situation ». Arapova a ajouté : « Elle a ajouté une couleur journalistique aux arguments pour faire appel au bon sens des juges ».

Cela a également été utile à Chatskikh lorsqu’elle a plaidé pour la deuxième fois devant le tribunal du district de Kalininsky dans la région de Krasnodar en Russie. Elle a déclaré : « Les informations fournies par Elena dans le cadre des procédures judiciaires de Volsky et Kirovsky m’ont été très utiles lorsque je me suis engagée dans l’affaire de Kalininsky ». Mme Ovchinnikova a ajouté : « Même si nous ne nous sommes pas encore rencontrées en personne, nous avons largement collaboré pour cette affaire par le biais d’appels vidéo et de messageries ».

Le MMDC a également engagé un expert linguistique pour analyser le texte de l’article et déterminer son genre. Arapova a noté que cette stratégie n’était pas inhabituelle : « Dans des cas comme celui-ci, qui concernent la diffusion d’informations en ligne en Russie, nous faisons souvent appel à des experts linguistiques pour leur analyse du texte ». Ovchinnikova a ajouté : « Il est important d’engager des experts parce que le degré de confiance des tribunaux concernant les questions non juridiques repose sur les experts de ces domaines ».

Dans ce cas particulier, le MMDC a demandé l’avis d’expert du professeur Elizaveta Koltunova, professeure associée au département des linguistes théoriques et pratiques de l’université d’État de Nijni Novgorod en Russie, qu’il avait également invité précédemment à fournir son expertise dans d’autres cas. M. Shatskikh a noté : « Nous avons posé une série de questions sur l’article à Mme Koltunova. Dans son rapport, elle a répondu à toutes les questions, ce qui a aidé le tribunal à déterminer la nature du texte. Son avis a été très concret et a visiblement retenu l’attention des juges ». Ovtchinnikova a abondé dans le même sens et a déclaré : « L’analyse de l’expert linguistique était un argument décisif puisque la cour lui a accordé une grande importante dans son jugement ».

Leçons tirées

Une leçon importante tirée par l’équipe est la nécessité de sensibiliser le gouvernement et la bureaucratie à la liberté d’expression et à la liberté des médias en Russie. Toutes les avocates impliqués dans l’affaire ont été stupéfaites de voir que ce type de publication, pourtant de nature purement satirique, était considérée comme illégale en Russie. Arapova a souligné la nécessité de faire connaître la Convention européenne des droits humains en Russie, afin de sensibiliser le gouvernement et la bureaucratie à la liberté d’expression et à la liberté journalistique dans le pays. Elle a noté que « ces situations inattendues surviennent principalement pour deux raisons. D’une part, parce que les procureurs individuels signalent inutilement des contenus pour montrer à ceux qui sont au pouvoir en place qu’ils sont proactifs. D’autre part, parce qu’ils ont des connaissances limitées dans le domaine des droits numériques et de la liberté d’expression ». Arapova a ajouté que les victoires obtenues grâce à des litiges stratégiques peuvent également être utilisées pour pousser à des réformes plus larges en dehors des tribunaux.

Il est intéressant de noter que dans ce dossier, plusieurs collaborations étaient les fruits d’années d’efforts pour la création de réseaux. Ovchinnikova, par exemple, faisait partie du réseau du MMDC et a contribué à l’issue positive dans ce dossier. Ce cas est donc un exemple de la façon dont les collaborations à long terme aident à surmonter les obstacles logistiques à court terme. Elle montre également comment la capitalisation des points forts de chacun peut permettre la réussite d’un contentieux stratégique.

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